jeudi 22 septembre 2016

La maison de mon grand-père

En 1920, mes grands-parents et mes arrière-grands-parents se sont installés dans la maison construite par mon arrière-grand-père Léon, maçon, 28, rue de la Prévoyance (aujourd’hui rue Max Dormoy), à Noisy le Grand (Seine Saint Denis). Cette maison se composait de huit grandes pièces : quatre au premier étage pour le jeune ménage, et quatre au rez-de-chaussée pour mes arrière-grands-parents.
Quelques années plus tard, mon grand-père André a décidé de construire sa propre maison. N’était-ce pas le rêve de tous ? En travaillant comme machiniste à la RATP, il a réussi, à force d’économies, à acheter un petit bout de terrain et il s’en est trouvé un à vendre, (459 m2), dans une rue parallèle à la rue de la Prévoyance, la rue Carnot, contigu à celui de son père. Une porte a été percée dans le mur mitoyen pour permettre de passer de l’un à l’autre. Le 7 juillet 1931, mon grand-père a fait une demande d’adduction d’eau à la commune de Noisy-le-Grand, qui lui a été accordée le 16 juillet 1931. Le branchement d’eau a coûté 544,55 francs de l’époque. Le compteur d’électricité a coûté 356,00 francs. Mon père avait 12 ans.
Aidé de son père et de son frère Alfred, maçon lui aussi, mon grand-père André a construit sa maison. C’était dur, car mon grand-père et mon grand-oncle avaient un autre métier à plein temps. Mais cette maison, c’était le rêve de mon grand-père. Être chez soi. Je pense, quand même, qu'il s’est tué au travail. La maison a dû être terminée en 1932. Mon grand-père est mort en 1938.

La maison était de dimensions beaucoup plus modestes que celle de mon arrière-grand-père Léon : deux pièces carrées en bas (sous-sol semi-enterré), un escalier extérieur avec un perron, au centre, sur le devant de la maison, et un escalier intérieur qui menait aux deux pièces du premier étage (salle à manger et chambre des parents). Un autre escalier, plus raide, conduisait aux chambres du grenier.
J’ai bien connu cette maison dans mon enfance, puisque ma tante Argentine, une fois mariée avec mon oncle Edouard, en 1937, y habitait encore avec leurs trois garçons et ma grand-mère Henriette, devenue veuve. Pour moi, c’était « la maison des cousins ».
Mon oncle, ma tante et mes cousins
devant la maison du grand-père

Cette maison a été le témoin de bien des bonheurs, mais aussi de bien des peines.
D’abord, il y a eu les années heureuses. Mon arrière-grand-mère Anna a gagné son pari et les jumeaux prématurés, qui avaient l’air si fragiles, ont atteint tous les deux l’âge adulte, se sont mariés et ont eu des enfants.
J’aimais aller « chez les cousins », accueillie par leur chien Bari, qui aboyait et sautait de joie comme un fou à notre arrivée, pour jouer avec eux dans le jardin aux cow-boys et aux Indiens, grimper dans l’abricotier et autres jeux de garçons auxquels je n’étais pas habituée. C’est dans cette maison qu’on se retrouvait pour le Nouvel An autour d’une grande table, trois générations réunies. Mes cousins, excités par ma visite, faisaient un tas de bêtises et étaient punis. Leur père les envoyait au coin et après la punition il fallait revenir en disant :
- Pardon Papa, je ne le ferai plus.
Et moi, j’essayais de me faire punir comme eux, pour occuper le quatrième coin !
Mon oncle Edouard, ma tante et ma grand-mère officiaient en cuisine. Je ne me souviens pas de toutes les bonnes choses que nous avons mangées, sauf une : le pâté de lapin en croûte. C’était la spécialité de ma grand-mère et il était délicieux !

Mais il y a eu aussi des années difficiles : en 1938, la mort de mon grand-père André, âgé de 42 ans seulement. Puis en 1940, la mort de mon arrière-grand-père Léon, âgé de 69 ans. Mon arrière-grand-mère Anna a perdu son fils et son mari en l’espace de deux ans.
Plus tard, une autre tragédie s’est abattue sur la famille : en 1958, ma chère tante Argentine (qui était aussi ma marraine) est décédée d’une leucémie, âgée de 38 ans, en laissant trois jeunes enfants.
Comme mon arrière-grand-mère Anna, ma grand-mère Henriette a eu la douleur de perdre son mari et son enfant, et mon père l’immense chagrin de perdre sa sœur jumelle. Il ne s’en est jamais remis. Il a conservé jusqu’à la fin de sa vie une rancune tenace contre la médecine et une haine profonde, viscérale, des médecins en général, parce qu’ils n’avaient pas réussi à sauver la vie de sa sœur.

Pour moi, cette maison est chargée de souvenirs. C’est la maison où mon père et sa sœur ont passé leur enfance, où mon oncle et ma tante, ont vécu de nombreuses années avec leurs trois enfants et ma grand-mère.

Bien des années plus tard, le 8 août 1980, c’est ma grand-mère qui est partie rejoindre ses aïeux. La maison a dû être partagée entre les héritiers (mon père et mes trois cousins). Une estimation pour la vente a été faite par une agence immobilière. Le terrain était bien situé, proche du RER de Bry-sur-Marne, mais la maison était en mauvais état et nécessitait beaucoup de réparations. Il aurait fallu faire des travaux pour la mettre au goût du jour (il n’y avait pas de salle de bain !).

Je n’imaginais pas à quel point mon père était attaché à la maison de son enfance. Il a racheté la part de sa sœur à ses neveux (mes trois cousins), et il est devenu propriétaire de la maison en 1983, à 63 ans. Malheureusement, il n’a pas fait, ni fait faire, les travaux d’entretien nécessaires pour la maison.
Il se contentait d’y aller de temps en temps, tout seul, faire le jardin (probablement en ressassant ses souvenirs). Comme il avait déjà son propre jardin  à entretenir au Perreux, mon père ne pouvait pas aller très souvent à Noisy.
 Dans le voisinage, on s’est aperçu que la maison n’était pas habitée, et un jour elle a été squattée. En 1987, la police est intervenue parce que les squatters avaient effectué un branchement d’électricité illégal directement sur un poteau. Les voisins se sont plaints aussi car le jardin était dans un état épouvantable à cause des squatteurs : sale, plein d’objets et de détritus. Mon père, âgé de 68 ans, a demandé à la police de faire évacuer les squatters, mais la police a refusé. Ce n’était pas leur problème ! La mairie non plus. Les agences immobilières mettaient des papillons dans la boîte aux lettres : « Plusieurs clients recherchent un pavillon dans votre quartier. Si vous êtes vendeur de celui-ci, contactez-moi le plus rapidement possible au numéro… Estimations sous 48 heures ». « Au cours de nos démarches, nous avons eu connaissance que vous étiez propriétaire d’un bien sis 34, rue Carnot à Noisy le Grand. Nous sommes à la recherche d’affaires pour nos clients. Au cas où vous seriez vendeur, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous contacter. Nous sommes à votre disposition, etc. »
A la suite des plaintes des riverains, en avril 1997, mon père a été mis en demeure par la mairie (direction des services techniques) d’entretenir sa propriété. Une partie de la clôture avait été enlevée et le pavillon était squatté. Mon père avait 77 ans, il allait sur 78. Il ne se décidait pas à vendre. Il a reçu un rappel de la mairie le 12 mai, lui enjoignant de faire le nécessaire dans les plus brefs délais. Mon père n’a rien fait.
Pourquoi avait-il acheté cette maison, qui devait lui coûter cher (les impôts) ? Peut-être pour moi, sa fille unique chérie. Mais j’habitais au Japon, à l’époque, et je ne pensais pas revenir m’installer en France.
De plus, mon père ne m’en avait rien dit. Je n’ai su que beaucoup plus tard qu’il avait acheté cette maison.
Une dernière lettre de la mairie était vraiment alarmante : « La présence de rats, de détritus et le délabrement du pavillon provoquent pour le voisinage une insécurité et une insalubrité. Dans l’état actuel de l’ensemble de la propriété, il n’est pas envisageable que quelqu’un y habite. En effet, la propriété doit être clôturée et la maison doit être complètement fermée et murée. Dans le cas où ces nuisances viendraient à se poursuivre, je vous informe qu’un procès-verbal sera adressé à Monsieur le Procureur de la République. Je vous prie d’agréer… »
Finalement, le 1er octobre 1997, mes parents se sont décidés à vendre. Ils avaient beaucoup trop attendu. Quand mon père a enfin contacté les agences immobilières, la maison ne valait plus rien. Finalement, une société a racheté la propriété au prix du terrain et a fait raser la maison pour construire un entrepôt. Telle est la triste fin de la maison de mon grand-père,


2 commentaires:

  1. Mince, c'est carrément déprimant cette histoire... Enfin je sais bien que je suis très (trop) attachée aux choses et aux lieux, mais tout de même, c'est bien triste.

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